Chapitre 2 : Le Passage

Danny est assis à la place du conducteur, le coude sur la vitre de la portière, la chevelure au vent, et sa chemise de sport aux couleurs vives prenant la sueur au contact de son cou bronzé. Il a les yeux à demi clos devant la lumière du Soleil qui étincelle sur le pare brise, pendant qu’il jette des regards furtifs de côté pour se régaler de la vision du corps alangui de Cathy, dans son short et son haut bain de soleil. Ils sont en route pour faire du camping, il l’aura pour lui tout seul pendant tout ce temps, et il espère pouvoir oublier le malaise de ces derniers jours depuis qu’il a discuté avec le professeur, et la colère qu’il ressent encore qu’on lui ait refusé l’article. « Bon, ces deux semaines feront leur effet. J’espère seulement qu’il ne pleuvra pas tout le temps. »

Cathy, pour sa part, envisage aussi avec plaisir ces deux semaines seule avec Danny. Pas de rédacteur en chef. Pas d’affectations. Pas de dîner décommandé. La plupart de ses amies sont mariées, et beaucoup ont de jeunes enfants ou sont en passe d’en avoir, et elle a rarement l’opportunité de le faire lâcher prise de ses passions. « Qu’est-ce qu’il a ce temps? Ca fait deux semaines maintenant qu’il pleut, qu’il pleut et qu’il pleut. On aurait dû prendre le bateau. » Danny change de radio et cherche une nouvelle station. « Et pour ceux d’entre vous qui voyagez sur la I-22, il vous faut emprunter la I-24 et… Nous venons d’apprendre cela de notre camion… Oui, la I-22 est maintenant inondée. Je répète, la I-22 est maintenant inondée. »

………

Billy passe le gué du marécage local. L’eau est fraîche sur ses jambes nues, et lui fait oublier le Soleil brûlant. Billy attrape des grenouilles et des serpents d’herbe puis les laisse repartir, ayant naturellement bon cœur. En marchant sur le chemin boueux qui se faufile le long du marécage, il lance des petits cailloux sur des écureuils rayés, en faisant exprès de les manquer. Billy songe à ce que cela doit faire d’être une grenouille ou un écureuil rayé, et bien loin d’avoir une nature cruelle, il calcule ses chances. Peut-être que dans une prochaine vie, il en sera un. Billy se retourne et lance à l’écureuil un bout de gâteau pour se faire pardonner. Billy s’arrête, reste tranquille, ses yeux scrutant les eaux. Tout est silencieux. Une expression perplexe se lit sur son visage, et il cligne des yeux.

…………

Grand-père est dans l’atelier de la grange, se cachant à nouveau dehors. La retraite ne lui convient pas, et s’il n’a aucune raison de regretter d’être venu vivre avec son fils à la ferme, être un hôte permanent reste un rôle difficile à assumer pour ce vieil homme qui ne se sent pas vieux du tout. Ici, parmi les outils, il est dans son monde, il est son propre patron, et il a le sentiment d’apporter quelque chose de solide, quelque chose de réel, au bien être de la famille. Surnommé Rouge, plus pour sa tendance à s’enflammer rapidement et vivement dans les discussions que pour la touche de roux dans ses cheveux grisonnants, le vieil homme trouve reposants ces moments de solitude où il ne se sent pas interpellé. Son royaume est sans doute une pièce poussiéreuse pleine d’outils qui rouillent, mais c’est là, de plus en plus souvent, qu’il passe ses journées.

Billy va rejoindre son Grand-Père, il est inquiet et désireux de partager avec le vieil homme, qui a toujours une oreille et un intérêt aiguisé pour les exploits et les découvertes de son petit fils. « Rouge, toutes les grenouilles sont parties. » « Que dis tu Billy? » « Il n’y a pas de bruit, rien ne saute nulle part, est-ce que quelqu’un les aurait toutes attrapées? » Grand-Père réfléchit quelques instants. « J’ai entendu quelque chose comme cela à la radio, que toutes les grenouilles disparaissaient et personne ne savait pourquoi, vraiment. » Le sondage des mystères est brutalement interrompu par des priorités plus élevées quand ils entendent Martha, la mère de Billy, appeler depuis la maison. « Le dîner est prêt, ne tardez pas » Avertissement inutile, dans une ferme, où les hommes sont rarement en retard pour le dîner, ou alors pas par choix.

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Le soir a apporté une brise fraîche qui passe entre les arbres, et Danny et Cathy partagent une bière avec quelques campeurs de l’emplacement près du leur. Danny est perché sur un rocher bien situé, il est penché en avant, les coudes sur les genoux, le regard sérieux. « Je travaille dans le milieu de la presse écrite, et d’habitude on pourchasse l’info et si cela a quelque intérêt pour tous, on se dépêche de l’imprimer. Eh bien j’ai eu une vraie info en direct, un prof local qui avait une théorie sur les crop circles, qui a fait une conférence dans club local et ça a tellement intéressé quelqu’un du public qu’il m’a envoyé le message. C’est quoi le problème, on imprime toutes les théories des autres sur les crop circles - c’est des formules, de l’ADN, et j’en passe. Sa théorie était que nous avons une autre planète dans le système solaire, qui revient autour du Soleil tous les 3600 ans environ, et que les crop circles apparaissent juste avant la prochaine visite, comme pour nous avertir! »

Danny lève deux doigts, et il compte dessus en parlant. « Il y a là deux choses qui me tracassent. La première, c’est qu’il avait des arguments vachement bons, et la seconde, c’est que mon rédacteur en chef ne veut pas que je passe l’article. » Le voisin de tente, Frank, est satisfait que le camping ait au moins un locataire avec qui il puisse élever le débat au-delà des bavardages habituels sur les moustique et la sauce du barbecue. « Tu parles de la théorie de Sitchin. Il a affirmé que des tablettes anciennes montrent que cette planète existe et que pour le nombre de 3600 ans, les anciens lui donnaient un nom. »

Danny se redresse, raide comme un piquet, il a soudainement retrouvé son énergie. « C‘est dingue! Mon rédacteur en chef est parti en vrille quand je lui ai présenté la théorie. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Alors maintenant je me pose la question, s’il n’y a rien là dessous, pourquoi a-t-il réagi comme ça? Alors je suis sorti voir ce type, et il m’a dit qu’on faisait taire les médias. Il m’a dit que le gouvernement était au courant, qu’ils avaient à l’œil ce fichu machin, qu’ils l’observaient nous foncer dessus, et qu’ils n’en disent rien au reste du monde! » En se grattant énergiquement le front, Danny essaie de se rappeler les détails de sa discussion près de la rivière avec le professeur. « Des montagnes qui sortent de terre, des raz de marée déferlants sur les côtes, des vents d’enfer, et surtout, de la poussière rouge. La poussière rouge. »

L’ombre légère d’un sourire se dessine sur la bouche de Frank, en voyant la consternation de Danny. Ayant toujours vécu avec les légendes, et avec une épouse très au fait des prédictions du New Age, Frank avait fini par trouver à ces théories un goût de rassis. « Oh, il y a là quelque chose de vrai, au moins toutes les prophéties en parlent elles d’une façon ou d’une autre. » Voyant une ouverture, Jane rebondit. « Les Hopi parlent du Jour de la Purification, quand le monde entier tremblera et deviendra rouge. Et des petits Bisons Blancs sont nés, ce qui est une autre prophétie indienne sur l’avènement des prédictions du millénaire. »

Détestant laisser sa femme prendre complètement le devant de la scène, ce pourquoi ils se disputent sans cesse, Frank intervient à nouveau. « Il y a une centaine d’années, un dentiste de l’Ohio a fait un travail de chanelling peu connu. L’Oashpe, je crois qu’il s’appelle. Ca parle d’une Étoile Rouge qui voyage et cause beaucoup de mort. Ça dit que les âmes sont moissonnées à cette occasion, c’est le terme utilisé, moissonnées. » En jetant un regard furtif à son mari et voyant qu’il y a un blanc, Jane dit « Edgar Cayce a vu la Californie recouverte par les eaux. » Mais Frank a la palme des prophéties. « Et puis il y a Mère Shipton, il y a plusieurs centaines d’années, qui a prédit presque exactement la même chose dans notre bonne vieille Angleterre. Elle a aussi fait beaucoup de prédictions justes sur notre technologie. »

Frank se met debout et cite Mère Shipton:

« pendant sept jours et sept nuits,
L’homme aura cette affreuse vision.
Les vagues des océans monteront jusqu’où [elles n’ont jamais été.
Pour mordre les rivages et c’est alors
Que les montagnes se mettront à grogner
Et les tremblements de terre sépareront les [plaines et les rivages.

Refusant encore émotionnellement d’accepter la situation, même si sa raison lui parle autrement, Danny s’interpose. « Ah, allons! Ce n’est pas possible! Tu crois vraiment que ça va arriver? » Jane vient à la rescousse, comme elle le fait toujours en cas de divergence d’opinion. « Voyons ce que disent les cartes. » Jane sort son jeu de Tarots, mélange les cartes et les étale en éventail, face cachée sur la couverture déployée sur les aiguilles de pin. Elle retourne les cartes du dessus, une par une. La première carte est la Mort. Danny, très désireux d’être quelque peu rassuré à ce moment, dit « Oups. »

………

La pièce est sombre, les lumières sont éteintes, car une conversation privée s’y tient. Debout dans l’ombre se tient un homme d’âge moyen, dont l’allure saine ne montre aucun signe distinct de l’âge ni aucun muscle avachi. En tant que militaire, le Colonel Cage considère la forme physique comme le premier bastion de la discipline. D’une discipline stricte, il vit selon des règles à la fois militaires et personnelles, qui sont souvent en conflit les unes avec les autres. Le colonel n’est pas seul. Il parle avec une silhouette plus grande que lui pourvue d’os fins et d’une tête énorme qui semble trop lourde pour le corps maigre comme un bâton. Mais il y a de la grâce dans les mouvements que font les bras longs et filiformes, et le colonel ne semble ni remarquer ni s’inquiéter de l’allure de son compagnon. Cela fait longtemps qu’il est habitué à converser avec son visiteur de Zeta Reticuli.

Si une conversation est en cours, on entend seulement la voix du colonel. Pourtant l’intensité des paroles montre qu’un échange d’opinions a réellement lieu. « On ne peut pas leur dire. Ne croyez pas que je ne le veuille pas. Ce sont les ordres, et les ordres sont les ordres. » Le colonel craque un peu, et il remue les mains devant lui avec émotion, comme s’il cherchait à tâtons une réponse, une résolution, qui ne viendra pas.
« Mon Dieu, ne pensez vous pas que j’aimerais mettre à l’abri les enfants de mes voisins? Ils vivent pratiquement chez moi. Mais si je dis quoi que ce soit je disparaîtrais. Et que feront alors Mary et les enfants, au nom du ciel? »

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Les yeux de Danny s’ouvrent d’un coup dans le noir de la tente, bien qu’aucun son ni aucun mouvement ne l’ait réveillé. Il braque une lampe torche sur sa montre et son visage prend un air perplexe quand il lit 10h12 du matin. Il fait pourtant toujours nuit. Le sentant bouger, Cathy se réveille. « Tu ne peux pas dormir non plus? » Le couple suppose qu’ils ont une insomnie, que la montre est cassée et Danny se réinstalle bien confortablement contre Cathy quand ils entendent les voix du couple New Age à la porte d’à côté. Danny enfile son pantalon et sort pour voir ce qui se passe. Le feu de camp couve encore depuis la veille, l’odeur du feu de bois empreint l’air. Frank regarde aussi sa montre. Cathy dit, « Nos montres semblent avancer. »

Un peu abasourdis et embrouillés, les campeurs se tiennent autour des restes de leur feu de camp, regardant d’abord leurs montres puis se regardant les uns les autres. Frank et Danny comparent leurs heures, « 10h16 », « 10h14 » puis se regardent fixement. Danny va vérifier l’heure dans sa voiture, qui marque aussi 10h16. Jane remue le feu de camp de la veille, elle y ajoute du petit bois, et met de l’eau à chauffer pour le café. Sans explication sur la raison de leur pannes de montre, et ne voulant pas s’admettre à eux-mêmes à quel point ils ont peur, les campeurs plaisantent à la volée. L’aube pointe petit à petit et le groupe montre un soulagement évident.

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Martha est généralement debout avant l’aube, pour préparer le petit déjeuner à son mari qui travaille dur. Gros Tom dévore son petit déjeuner, avalant son café avec bruit et s’empiffrant de ses œufs bacon comme s’il n’y avait pas de lendemain, en parlant entre deux bouchées des tâches qu’il a planifiées pour la journée. « Ouais, Maw, j’ai découvert une palissade cassée hier, et je ferais mieux de la réparer avant que le troupeau ne découvre la brèche. » Gros Tom lève un œil pour faire un geste en direction de la palissade cassée et s’arrête au milieu de sa phrase car il fait nuit noire dehors et que l’aube aurait déjà dû avoir coloré l’horizon de stries orange. Il recommence alors à manger, mais continue de jeter un œil par la fenêtre, nerveusement, une expression perplexe sur le visage. Il vérifie sa montre, jette un œil à la pendule du mur et demande à sa femme ce que dit l’horloge du four. « Martha, quelle heure as tu? Il tend sa montre et elle regarde à l’horloge puis ils se regardent fixement l’un l’autre. Quand il découvre qu’ils sont tous deux synchrones, il secoue la tête et retourne à la tâche de dévorer son petit déjeuner.

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Zach Maya, le rédacteur en chef, est furieux, le visage rouge de colère, et se tient debout en téléphonant à un ami depuis son bureau car il est trop agité pour s’asseoir. Il regarde sa montre et s’il semble que ce soit l’aube au dehors, sa montre et la pendule murale disent qu’il est 11h07. Il hurle au téléphone. « Nom de Dieu, qu’est-ce qui se passe! Tu m’avais dit qu’il n’y avait aucun danger, espèce d’enculé. J’ai fait ce que tu m’a dit de faire, et maintenant qu’est-ce que tu as l’intention de faire! » Quand il devient apparent que l’ami lui a raccroché au nez, le rédacteur en chef écarte le combiné de son oreille, le regarde fixement, puis il raccroche en marmonnant dans sa barbe, d’un air décidément abattu. De la fenêtre se font entendre des klaxons de voiture et des cris hystériques.

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La vie continue, même face à l’inexplicable. Au parquet de la Bourse, il y a d’habitude des cris et des opérateurs qui courent dans tous les sens, leurs portables à l’oreille, mais la corbeille est vide et tranquille, contrairement à son habitude. Les spéculateurs et les marchands de titre se tiennent en rond, regardant fixement la grosse horloge qui marque à présent 11h11. Les gens se sont rassemblés en petits groupes, et parlent calmement entre eux. Les postes de télé accrochés au plafond sont branchés sur CNN qui parle de la nouvelle du jour, le retard de l’heure.

Au dehors, dans la rue agitée, un vendeur de drogue qui devrait normalement se frayer un chemin dans la foule, faire ses affaires et s’en aller vers des rues plus sûres pour lui, se tient adossé contre un mur en briques, les yeux scrutant le ciel, une cigarette à la main. Un type vient lui taper une taffe, et le dealer lui tend le paquet entier, briquet compris, d’un air absent. Un cadre en complet gris sort d’un taxi, un bel attaché case à la main. Il remarque une fine poussière rouge poudrant le trottoir, et s’accroupit pour en ramasser une pincée, puis la frotte entre ses doigts. La fine poussière est partout à présent - se soulevant du toit des voitures qui démarrent, s’amassant en petits tas sur les trottoirs, et tombant en un fin brouillard sur les visages anxieux tournés vers le ciel.

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Au camping, la fine poussière rouge a tout saupoudré, mais cela passe inaperçu car elle est éparpillée par les branches en surplomb. Danny revient de ses provisions en épicerie au Stop-n-Shop local et en voulant ouvrir le coffre, il s’aperçoit que ses doigts laissent une marque sur la carrosserie. Il passe un doigt sur la poussière puis regarde le bout de son doigt, perplexe. Frank revient du ruisseau, la canne à pêche dans une main mais sinon bredouille. « le ruisseau devient rouge, comme du sang, et les poissons viennent flotter sur l’eau les uns après les autres, le ventre à l’air, morts d’on ne sait quoi. » Cathy se met la main sur la bouche, les yeux écarquillés, et le regard angoissé. Jane dit, « Mon Dieu, les prophéties se réalisent. »

Danny tape sur le clavier de son portable à présent, il écoute, puis il tape un autre numéro et écoute à nouveau. Il est statique, pas de sonnerie. « je ne vais pas y arriver, rien ne marche. » Danny jette un regard vers le ciel. « Cette affaire détraque les satellites. » Frank est déjà en train d’amener ses provisions pour le camping à sa voiture, levant le camp. Jane défait la tente, jetant les piquets en pile comme si elle courait après le temps. Danny se frotte le front, essayant de comprendre. « Le magasin du camping n’avait pas plus d’info. Les journaux n’avaient pas été livrés, ni aucune des provisions habituelles. »

Voyant que tous les gens du camping commencent à lever le camp, comme si ce que faisaient les autres était impératif, Danny commence aussi à lever le camp. Il va au feu de camp et commence à ranger la nourriture dans des boites, silencieusement. Cathy qui s’est assise sur un rondin attire à elle son nécessaire à maquillage, et commence à se faire les ongles avec une grande concentration. Elle commence un monologue qui parle des types de vernis et d’ongles cassés selon son expérience et celle d’amies à elle, bien que personne n’écoute. « Je n’arrive pas à avoir les ongles longs! Mon amie Célia y est pourtant bien arrivée avec un nouveau vernis qui renforce les ongles. »